Encore une fois, l’édition 2024 du concours de la chanson de l’Eurovision offre nombre de références religieuses : saintes catholiques et chemins de croix, arts ésotériques et invocations sataniques, cosmologie aborigènes, l’Eurovision puise dans différentes spiritualités tant pour assurer le show que pour parler d’identités communes.
L’Eurovision aime laisser de la place aux religions. Ce n’est pas nouveau, nous avions déjà proposé un florilège de contributions passées de l’Eurovision au champ religieux. Comment expliquer ce foisonnement spirituel, année après année au sein du concours international de la chanson ?
Quelque chose s’est affirmé dans l’histoire du concours : l’Eurovision est un lieu privilégié pour décliner le thème de l’identité. Très souvent il s’agit de l’identité intime de l’interprète, ce qui a amené à mettre en avant des minorités ethniques au sein des pays membre ou d’abord des questions d’identité de genre, l’orientation sexuelle des artistes. Parfois il s’agit de mettre en valeur des identités nationales, avec des références régulières au folklore et à l’histoire des pays représentés. Et d’autres fois les chansons sont porteuses de l’enjeu de rassembler par-delà les frontières, réfléchissent alors à une identité “Européenne”1 voire universelle. A tous ces niveaux, intimes, nationaux, universels, les religions constituent des réserves d’images et de significations dans lesquelles puiser.
Cette année encore, parmi 37 chansons en lice, une dizaine d’entre elles font référence aux religions. Nous vous en présentons les éléments les plus originaux de cette édition, en ayant écarté celles qui n’utilisent que quelques éléments de vocabulaire (tel était le cas des chansons des candidat.e.s azeri, autrichienne, suisse, belge, et moldave convoquant de manière plus périphériques l’enfer, le paradis, le salut, les âmes et les anges). Entre saintes catholiques, tirage de tarot, références sataniques, ou cosmologie aborigènes, le voyage sera riche.
Alyona Alyona and Jerry Heil – Teresa & Maria
Commençons par le plus évident, avec Alyona Alyona et Jerry Heil qui dans un mélange de rap et de chant offrent une chanson dédiée à la sainte catholique Mère Teresa et à la Vierge Marie. Pour ces interprètes ukrainiennes se disant toutes deux croyantes, il ne s’agit pas tant d’insister sur des détails précis de ces deux figures religieuses mais de les mettre en valeur en tant que figures de paix, marchant sur terre auprès de nous et nous servant d’exemples pour nous aussi être des figures de sainteté. On comprend aussi que parler de la paix est une manière parmi d’autres de parler de la guerre qui ravage le pays.
Le refrain se répète en boucle comme une mélopée méditative et les couplets proposent quelques images inspirées de l’imaginaire chrétien :
il y a des saints dans le ciel
Leurs pieds ont vu cette terre, tu sais
Ton chemin épineux
N’est pas en vain
Et même s’il fait très peur et sombre
Et parfois ce n’est pas facile
Mais tes ancêtres seront toujours avec toi
Ils te suivront depuis le ciel
Luna – The Tower
Avec ses allures soignées de prêtresse Bene Gesserit2, on comprend rapidement que la candidate polonaise Luna est une artiste passionnée par les arts ésotériques. Les paroles de sa chanson The Tower sont parsemées de références aux superstitions auxquelles on se rattache dans la vie quotidienne, comme de chercher une étoile filante pour faire un vœu ou espérer trouver un trésor au pied des arcs-en-ciel.
C’est donc assez logiquement que nous nous sommes tournés vers le le tarot divinatoire pour trouver un éclairage sur cette chanson. Commençons par la carte de la Lune, à laquelle la chanteuse Aleksandra Wielgomas, doit son nom d’artiste. Dans le tarot de Marseille, la carte de la Lune fait faire un pas vers le rêve, l’irréel. L’artiste se décrit donc comme celle qui nous emmène en voyage vers l’inconscient, l’intuition, la créativité. La Tour, qui donne son nom à la chanson est évidemment la carte majeure. Dans sa représentation dans le tarot, la carte est frappée par la foudre et s’effondre, ce qui laisse généralement entrevoir une funeste signification : la ruine, l’échec, le chaos, un changement brutal. Ici au contraire, abattre la tour est vécu comme un signe positif par Luna : la tour renvoie aux constructions mentales avec lesquelles nous avons grandi et qui finissent par nous enfermer. La chanteuse nous enjoint donc à oser s’attaquer à cette muraille d’égo qui doit tomber. Dernière lame de notre tirage, Luna mentionne dans le premier couplet le Fou, une carte qui exprime en général l’insouciance, mais aussi le voyage ou un nouveau départ.
Electric fields – One Milkali (One Blood)
Le duo synthpop australien Electric fields nous propose un chant parlant d’universel, appelant à regarder au delà des différences pour s’unir en une seule humanité. Quoi de plus ordinaire pour l’Eurovision ? Cependant la façon d’en parler révèle quelque chose de particulier. Avec une partie des paroles chantées par Zaachariaha Fielding en Yankunytjatjara, l’une des langues aborigènes, (One milkali signifie “un seul sang”) le groupe se réfère à des concepts cosmologiques locaux pour parler de spiritualité, d’interconnexion entre tous les êtres vivants de la planète, et du caractère éphémère de notre passage sur Terre.
Dons – Hollow
La question revient dans de nombreux cas avec les chansons de l’Eurovision : Parlent-elles de religion, ou se contentent-elles d’emprunter des termes religieux passés dans le vocabulaire courant ? A première vue, la chanson Hollow se classe dans la seconde catégorie, utilisant la religion comme une image pour parler de la pression sociale, l’intransigeance de la société : “On tente de faire de moi un autre croyant, tout le monde prétend être prêcheur […] je n’ai pas peur, pour tout vous dire de mes péchés je ne changerai pas. “
Cependant, ce qui nous intéresse chez Dons, c’est la récurrence de ce vocabulaire. Artiste célèbre en Lettonie, c’est à la troisième tentative qu’il a enfin été choisi pour représenter son pays. En 2010, il tentait de concourir avec une chanson nommée “My religion is freedom“, puis en 2014 avec “Pēdējā vēstule” en 2014, une chanson qui faisait référence à la ville de Varanasi. “Varanasi,” expliquait-il, est la plus ancienne ville de l’Inde, un sanctuaire, une Mecque. Je crois que nous avons chacun notre propre Varanasi. L’un le trouve à l’église, un autre au travail, un autre à la télévision, dans l’agriculture ou dans la poésie. Ce n’est même pas un lieu, c’est un état d’âme. Chaque personne, à un moment de sa vie, prend ce train et part pour Varanasi, sort de sa zone de confort, prend des décisions drastiques et commence ensuite à apprendre à lire la vie.”3
Angelina Mango – La noia
Il faut bien l’admettre, la chanson d’Angelina Mango ne parle pas spécifiquement de religion. La Noia, c’est l’ennui, avec lequel la chanteuse raconte avoir grandi, faisant du sentiment de décalage avec son environnement une réalité de plus en plus pesante. C’est dans la description de cet environnement qu’apparaissent les références christiques, qui nous font imaginer un catholicisme italien riche en représentations visuels de la souffrance de la Passion. Le refrain répète : ‘je vis sans souffrir, il n’y a pas de plus grande croix”, avant d’enchainer “Tout ce qu’on peut faire c’est rire pendant ces nuits brûlées, une couronne d’épine sera le dress code de ma fête”.
Bambie Thug – Doomsday Blue
Fallait-il inclure la chanson Doomsday Blue dans cette liste des références religieuses ? On l’avait écartée dans un premier temps, les premières versions scéniques à la télévision irlandaise proposant une vision de la sorcellerie plus proche de Harry Potter (la chanson répète la célèbre formule magique “Adava Kedavra”) et de l‘Etrange Noël de monsieur Jack qu’une véritable plongée dans l’occultisme. La version finale présentée lors des demi-finales ne laisse plus de place au doute avec une véritable reprise d’éléments visuels appartenant à satanisme. Pentacle inversé au centre de la scène, lune en arrière fond jouant sur l’image fantasmée des sabbats de sorcières et invocation d’un diable comme partenaire de danse, l’interprète Bambie Thug se présente dans la chanson en sorcière prête à lancer un sort à un ex. On notera que la chanson n’est pas la seule à parler de sorcières cette année puisque la chanteuse slovène Raiven rend quant à elle hommage à Veronika Desenice, accusée de sorcellerie et noyée en 1425.
- Les Bene Gesserit sont un ordre de prêtresses issues du roman de science-fiction Dune, plusieurs fois adapté au cinéma, au coeur d’intrigues politico-religieuses. ↩︎
- Source : https://jauns.lv/raksts/izklaide/106890-dons-laiz-klaja-pirmo-jauna-albuma-varanasi-vestnesi-pedeja-vestule-video, repris et traduit en anglais sur la page wikipedia de Dons https://en.wikipedia.org/wiki/Dons_(singer) ↩︎