La Dakini, de la mythologie au cinéma

Le film policier bhoutanais Dakini en salles en ce moment puise dans la religion et le folklore de ce royaume himalayen et nous donne envie de savoir : c’est quoi une dakini ?

une dakini menace le personnage principal avec un arc
Extrait du film Dakini de Dechen Roder, 2018. © Jupiter Film

Extrait du film Dakini de Dechen Roder, 2018. © Jupiter Film

Sorti le 24 octobre dernier, le film Dakini, de la réalisatrice bhoutanaise Dechen Roder, met en scène un enquêteur chargé d’élucider le meurtre d’une religieuse bouddhiste. La superstition des villageois les pousse à accuser Choden, une mystérieuse jeune femme considérée par tous comme une sorcière. Au cours du récit, c’est cependant moins cette figure que celle de la dakini, qui donne son nom au film, qui est évoquée, notamment à travers les paraboles contées par Choden à l’enquêteur, qui toutes contiennent un indice devant le mener au coupable.

Ces légendes, qui ont bercé l’enfance de la réalisatrice, ont constitué la base sur laquelle elle s’est appuyée pour écrire son film : ils ne posent donc jamais la question de ce qu’est une dakini, dans la mesure où cela est évident pour quiconque connaîtrait ces récits… Ce qui n’est pas nécessairement le cas du spectateur occidental ! Un petit rappel s’impose donc.

La dakini hindoue, une démone bruyante

Le nom dakini est un terme sanskrit, dont plusieurs étymologies ont été proposées : parmi ces hypothèses, on trouve un rapprochement avec le verbe « dak », « appeler en frappant, en criant », qui ferait écho à des pratiques rituelles au cours desquelles on invoquerait les divinités avec des tambours et des chants stridents. Les dakini sont également appelées  khandroma, un terme utilisé au Tibet et en Chine, qui signifie quant à lui « celle qui se déplace dans le ciel ».

tambour Damaru
Damaru (tambour à boules fouettantes ),os, peaux et fibres, Ladakh, Tibet, 19e-20e siècle, Musée du Quai Branly- Jacques Chirac, Paris. L’étymologie du mot dakini serait liée à l’usage du tambour, tandis que plusieurs dakini au Tibet sont représentées avec un tambour comme celui-ci. Photo : Agence photo RMN, tous droits réservés.

Dans la religion hindouiste, les dakinis sont des démones mangeuses de chair humaine, qui se mettent au service d’une divinité : elles sont notamment souvent représentées aux côtés de Kali. Leur aspect est celui des divinités courroucées de l’hindouisme : yeux exorbitées, dents proéminentes, cheveux hérissés, piétinant ses ennemis ou dansant.

dakini en bois indienne
Dakini, bois, Musée d’Histoire Naturelle, Florence. Photo : Sailko, tous droits réservés.

On les retrouve à proximité des lieux de mort que sont les champs de bataille et les cimetières, afin de guider l’âme des défunts. Les dakinis hindoues seraient le résultat de la fusion au cours du temps de plusieurs divinités et religions : elles pourraient trouver leurs origines dans des systèmes religieux antérieurs à l’hindouisme ou dans les anciennes divinités protectrices des villages.

Dans les provinces de l’Est de l’Inde, on a rapproché les dakini de la croyance en la tendance de certaines femmes à sortir dans la forêt la nuit afin de danser avec les esprits et les animaux sauvages, tandis qu’en hindi, l’une des principales langues de l’Inde, le mot dakîni désigne une sorcière âgée.

On trouve des temples dédiés aux dakinis dans plusieurs régions de l’Inde : l’un des plus célèbres est celui d’Hirapur, dans l’Orissa, dédié aux soixante-quatre dakinis. Comme la plupart des temples qui leur sont dédiés, il s’agit d’un temple à ciel ouvert puisque la dakini se déplace en volant !

temple yugini, vue extérieure
Vue du temple des Soixante-Quatre Yogini (Chausathi Jogini Temple), Hirapur, Orissa. Comme nombre de temples dédiés aux dakinis (ici identifiées à des yoginis, c’est-à-dire des femmes yogis), l’histoire et l’architecture de ce temple restent mal connues. Photo : Rohit Argawal, tous droits réservés.
temple yogini vue intérieure
Vue intérieur du temple. Photo : Soumendra Barik, tous droits réservés

La dakini bouddhique, messagère et inspiratrice

Au sein du bouddhisme ésotérique, la dakini va devenir une messagère, une prophétesse, une protectrice ou une inspiratrice. Si le don de vol était dû  à ses pouvoirs surnaturels dans le cas de la dakini indienne, il devient le fruit de sa pratique spirituelle lorsque la dakini est intégrée à l’iconographie du bouddhisme ésotérique, qui se développe en Inde à partir du VIIe siècle et va se diffuser dans toute la région himalayenne où il perdure aujourd’hui : c’est actuellement la religion d’état du Bouthan et c’est à ce courant bouddhique que le film Dakini se réfère.

C’est quoi le bouddhisme ésotérique ?
S’il est quasiment impossible de le résumer, tant ses formes sont variées, le bouddhisme ésotérique peut néanmoins se caractériser par un enseignement par initiation passant par des expériences mentales, corporelles et spirituelles qui doivent permettre à l’initié d’atteindre différents niveaux de conscience  jusqu’à le mener à la libération, tout en restant en vie.  A cela s’ajoute un panthéon pléthorique et une iconographie extrêmement riche, qui aident l’initié à visualiser les concepts les plus abstraits.

 

peinture sur toile de Dakini à tête féline
Dakini à tête féline, peinture à la détrempe sur toile, XVIIIe siècle, Tibet, Musée des arts asiatiques Guimet, Paris. Les divinités du bouddhisme ésotérique prennent souvent un aspect effrayant. C’est le cas de cette dakini, ici représentée sous une forme courroucée proche de la forme indienne dont elle est inspirée. Photo : Agence photo RMN, tous droits réservés.

Tout comme la dakini hindoue pouvait être à la fois un démon fantastique et une sorcière humaine, la dakini dans le bouddhisme désignera à la fois une divinité, qui va mettre à l’épreuve l’initié au cours de sa pratique et lui révéler des secrets s’il s’en montre digne, et une femme ayant atteint un certain degré de perfection dans sa pratique. Elle peut alors être considérée comme une dakini de son vivant ou divinisée après sa mort.

Yeshe Tsogyal
Représentation tibétaine contemporaine de Yeshe Tsogyal, non localisée.

Dans le film de Dechen Roder, on en a l’exemple avec Yeshe Tsogyal, citée à plusieurs reprises : princesse tibétaine du VIIe siècle, elle est devenue l’épouse et la disciple de l’un des plus importants maîtres du bouddhisme tibétain, Padmasambhava. Tous deux divinisés après leur mort, ils sont aujourd’hui considérés l’un comme un « second bouddha », l’autre comme la dakini la plus importante du courant ésotérique et l’une des principales figures féminines auxquelles les pratiquantes puissent s’identifier. Le cas de Yeshe Tsogyal montre également la diversification des représentations de la dakini dans le bouddhisme : si elle conserve son aspect courroucé hindou dans de nombreux cas, elle peut également être représentée sous les traits d’une divinité sereine.

 

 

Yeshe Tsogyal, monastère de Samye
Statue contemporaine de Yeshe Tsogyal, monastère de Samye, Tibet, 2010. Photo : secretlondon123, tous droits réservés.

A noter également que la dakini va être intégrée aux religions autochtones, au Tibet, avec son incorporation dans la religion Bön, mais aussi beaucoup plus loin, au Japon, où le bouddhisme ésotérique s’est implanté au IXe siècle. Un syncrétisme shinto-bouddhique va alors émerger et l’on  retrouver la dakini associée à la déesse-renard shinto Inari.

dakiniten japonaise chevauchant un renard
Daikiniten (détail), couleurs et or sur soie, période Nanbokuchô (XIVe siècle), Metropolitan Museum of Art, New York. 

Un imaginaire qui a perduré jusqu’à aujourd’hui

Tour à tour sorcière, démone, protectrice du bouddhisme, esprit de la nature ou sainte femme, la dakini prend des visages multiples, à l’image de Choden, l’héroïne du film de Dechen Roder. On retrouve toute l’ambivalence de la dakini, dont les différentes définitions se superposent sans vraiment s’annuler les unes les autres, dans le traitement du personnage.

Celle-ci est en effet d’abord perçue comme la suspecte idéale et est désignée par les villageois, qui ignorent tout d’elle, comme une sorcière et un être malfaisant. L’enquêteur, s’il considère ces accusations comme le fruit de la superstition, semble lui aussi porté à croire Choden coupable : une séquence de rêve nous le montre traversant la forêt en suivant la jeune femme, qui en se retournant découvrira un visage menaçant et des crocs acérés et sanguinolents, qui rappellent la féroce dakini indienne. Au fil de l’intrigue, Choden se rapprochera néanmoins de plus en plus de la dakini bouddhique, compatissante et rédemptrice, révélant une vérité cachée, bien humaine celle-ci.

L’histoire, les motivations et la nature même du personnage resteront cependant en grande partie mystérieuses, même après la révélation finale et il semble finalement que la dakini soit surtout celle qui ne s’explique pas.

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